L'individu en communautés virtuelles

Publié par Thimoté Lebrun, le 16 mai 2017   3k

L’ L'individu en communautés virtuelles

A l'occasion de mon DUT Carrières Sociales en option gestion urbaine, j'ai eu l'occasion de travailler sur une monographie durant quatre mois sur le thème des communautés virtuelles. L'article qui suit recoupe les éléments d'une semaine de terrain sur Paris et la Ferté-Macé pour une compétition de jeux vidéo en ligne. Travail commun avec

trois autres étudiants du DUT, la partie qui va suivre est un extrait, que j'ai été chargé de rédiger, du mémoire final.

1) Un langage


Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le langage est la faculté que les hommes possèdent d'exprimer leur pensée et de communiquer entre eux au moyen d'un système de signes conventionnels vocaux et/ou graphiques constituant une langue.


Il est un élément central de l'appartenance à une communauté virtuelle : il justifie l'existence même de la communauté et constitue par la même occasion une condition pour s'y intégrer. Nous allons donc nous intéresser de plus près à la façon dont leur langage fonctionne, et les conséquences que cela entraîne sur les relations au sein du groupe.


Pour cette thématique, nous avons privilégié l'approche de l'observation, et plus particulièrement l'observation participante, afin de nous rendre compte par nous-même de l'usage de leur langue. Nous sommes donc allés à la Ferté-Macé, dans l'Orne, qui organisait une Virtual-Lan, c'est-à-dire une compétition de jeux vidéo. Elle s'est déroulée du vendredi soir au dimanche soir, dans un gymnase. Il a été aménagé de façon à réunir une bonne centaine de joueurs, ainsi que tous les bénévoles mobilisés pour l’événement. Thimoté a participé en tant que joueur, tout en ayant au préalable préparé les grilles d'observations, d'entretien ainsi qu'un lexique pour profiter au mieux de l'excellent laboratoire d'observation dont nous bénéficions. Romane, Hamidati et Maximilien sont quant à eux venus en tant que visiteurs, avec l'approbation des organisateurs, pour privilégier les entretiens en corrélation avec les observations faites par la participation.


a. L’anglais, témoin de l’internationalisation des liens sociaux

En rédigeant notre lexique, nous nous sommes rapidement aperçus que la plupart des termes utilisés dans leur langage provenaient de l'anglais. Par exemple, une mécanique de jeu fréquente : le « farm ». Emprunté au langage agricole, signifiant cultiver, produire, cela désigne dans le jeu vidéo le fait de tuer des monstres à répétition afin d'en retirer de l'argent, permettant de s'équiper pour maximiser son personnage. Pour ce faire, dans League of Legends, jeu d'arène en ligne, il faut donner le coup de grâce aux « sbires », petits monstres apparaissant par vagues : dans ce milieu, on appelle cela le « last-hit ». En pratique, ces termes sont francisés : « J'ai besoin de farm », ou « Je n'arrive pas à faire mes last-hit- ». La plupart des jeux se jouant en équipe, les joueurs partagent un espace de discussion vocal en commun pour communiquer plus vite.


Les premiers jeux en ligne à être apparus et à avoir été démocratisés sont d'origine nord-américaine, ce qui explique que ces mots ont été finalement partagés par les joueurs du monde entier. De la même façon que certaines expressions ne sont pas traduisibles dans d'autres langues dans le milieu sportif, par exemple le basketball et le « dunk », on ne trouve pas d'équivalent à ces termes dans la langue française. Le parallèle avec le sport est d'autant plus intéressant que l'e-sport, le sport électronique, a été reconnu en début novembre 2015 sport officiel par la loi française, via le texte de loi « texte pour une république numérique ». Les débats portaient sur la reconnaissance d'un nouveau phénomène devant sortir de la marginalité législative : avant cette loi, l'e-sport était considéré comme un jeu d'argent en ligne. Or, cela ne représente absolument plus la réalité, quand l'on observe des jeux comme League Of Legends qui remplissent l'équivalent de trois fois le stade de France en quelques heures pour leur championnat du monde en Corée du Sud.


L'internationalisation des jeux en ligne a obligé les boîtes de jeu vidéo à réunir sur un même serveur un continent tout entier. Un serveur est une sorte d'espace virtuel dans lequel le joueur se connecte pour rejoindre tous les autres se situant dans la zone couverte par celui-ci. Si l'on joue à League of Legends en France, on jouera sur le serveur Europe de l'Ouest, qui réunit les joueurs du Portugal à la Suisse. Cela implique que chaque joueur ne parlera pas forcément la même langue, ce qui les oblige à tous parler en anglais. Parler, jouer et partager avec des individus provenant des quatre coins du monde est donc un acte quotidien pour les joueurs, pour qui les frontières et les distances physiques n'existent tout simplement plus.


C'est en cela que leur langage porte un attribut essentiel : il est capable de briser les frontières du réel très aisément, d'autant plus qu'il s'apprend très vite.


b. Un langage pragmatique : Prépondérance de l’action et de la réactivité

Nous évoquions plus haut le fait que les joueurs communiquaient via un chat de discussion vocal. Cela peut paraître surprenant quand on sait que tous les jeux en ligne possèdent déjà un chat pour pouvoir communiquer par écrit avec les autres joueurs présents dans la partie. Pendant nos observations durant la Virtual-Lan, nous avons été surpris par le brouhaha incessant qui régnait dans le gymnase, à n'importe quelle heure de la journée. Cela était en fait dû au fait que les joueurs communiquaient entre eux par micro tout au long de leurs parties, alors même qu'ils étaient les uns à côté des autres. En analysant plus profondément ces pratiques, nous en avons conclu que cela était une autre conséquence du langage.


Le langage dans le jeu vidéo a été conçu par les joueurs pour qu'il s'adapte au rythme de jeu. Les termes sont courts, précis, et correspondent à une mécanique de jeu précise. Ce qui définit ce langage est donc son efficacité. Communiquer à voix haute, nous expliquait Alexandre, joueur durant l'événement, c'est prendre le risque de ne pas bien se faire entendre, et donc de devoir répéter. Le temps perdu peut tout simplement amener à la défaite lorsque l'information est importante, par exemple lors d'une attaque par surprise par l'équipe ennemie. Jouer à un jeu c'est se projeter dans une temporalité beaucoup plus courte : tout se joue à quelques centièmes de secondes. Perdre du temps à faire des phrases, à utiliser des mots de plus de trois syllabes, c'est se mettre en retard, et c'est donc perdre le jeu.


C'est dans cette dimension que le langage prend tout son sens : il a une incidence directe sur la qualité du jeu. Cela nous amène à porter une seconde conclusion sur ce type de communauté : elle se caractérise par un attachement très fort aux notions d'action et de réactivité.


c. La précision, échelle d’expertise du langage

Au travers de la notion de réactivité, nous avons pu constater que le niveau de jeu du joueur est non seulement développé en même temps que la précision du langage, mais aussi, par lien de causalité, traduit par sa maîtrise de celui-ci. En échangeant avec les joueurs de la Virtual-Lan, je me suis rendu compte que les individus étaient très attentifs à la précision des termes que j'employais : je me faisais souvent reprendre quand je confondais certains termes, ou que j'évoquais une certaine mécanique de jeu particulière sans utiliser le vocabulaire adapté. Il m'est par exemple arrivé, suite à une partie contre une équipe mieux classée que la mienne, d'évoquer le fait que nous étions moins attentifs à la « vision globale » du jeu et que nous ne regardions pas assez la mini-carte. Le joueur avec lequel j'échangeais, « Narco » en jeu, a alors fait semblant de ne pas comprendre mon propos avant de s'écrier « Ah oui, tu parles de la map-awarness ! », terme qui définit justement le fait que j'énonçais.


Cette réaction peut paraître anodine aux premiers abords, mais tout au long du week-end, je me suis rendu compte que les individus finissait par se réunir en fonction de leur niveau de jeu et non plus seulement par équipes. C'est cette précision du langage qui leur a permis d'évaluer le niveau des autres joueurs et de réorganiser leurs groupes durant l'événement. Cette évaluation se fait d'autant plus rapidement que l'essentiel des sujets de conversations portent sur l'analyse des parties qui ont eu lieu durant la Virtual-Lan. Les meilleurs équipes qui s'affrontent voient leur partie diffusée sur un grand écran avec un commentateur professionnel au micro, relié à un « stream », plateforme de diffusion de vidéo en direct sur internet. De plus, un autre écran est accroché un peu plus loin pour diffuser les championnats du monde de League of Legends, qui se déroulait à Londres au même moment.


Les participants ont donc eu pendant trois jours l'occasion de mettre à l'épreuve la pertinence de leurs observations et analyses auprès de plusieurs niveaux de jeu. En cela la dimension de la pertinence dans le langage n'est pas anodine : les communautés virtuelles associées au monde du jeu vidéo affectionnent tout particulièrement le débat et l'analyse, qui définissent la nature de leurs liens sociaux de façon bien plus importante que l'humour ou tout autre forme peut-être plus « conventionnelles », au sens d'habituel à cette tranche d'âge, de sociabilité.


3) Une nouvelle hiérarchie social

Les liens sociaux existant dans ce type de ce communauté produisent des hiérarchies entre ses différents acteurs. Chaque communauté, chaque groupe social créé des rapports de force entre ses différents acteurs, mais les variables qui les définissent changent en fonction de leurs caractéristiques. Pour analyser la façon dont ces mécanismes fonctionnent, il faut donc s'intéresser à ce qui constitue l'identité même de ce groupe, comme nous avons commencé à le faire via la problématique des mobilisations et du langage. Pour approfondir nos données sur ce thème, nous avons donc privilégié une approche qualitative via les entretiens, notamment avec Simon Brochard, patron du Dernier bar avant la fin du monde, grâce à qui nous avons pu constituer un véritable historique de la communauté révélant la façon dont la hiérarchie s'est construite, avec l'intervention de différents acteurs, tant économiques que médiatiques. Mais pour introduire cela, nous nous sommes basés sur l'observation participante que nous avons effectué à la Virtual-Lan ainsi que tous les entretiens avec les joueurs présents durant l'événement.


a. Basée sur la connaissance

Notre approche sur le langage nous a permis d'aborder un point intéressant : comment les individus sont hiérarchisés au sein de ces communautés ? Nos observations nous ont montrées que les meilleurs joueurs de ces communautés suscitaient une certaine admiration et sont l'objet de sollicitations puisqu'ils constituent une sorte d'objectif à atteindre. Par exemple, pendant la Virtual-Lan, nous avons rencontré les « Element 5 », une équipe semi-professionnelle de League of Legends, avec un coach et un manager salariés par les sponsors de l'équipe. Il a été très difficile pour nous d'obtenir un entretien avec un des joueurs pour deux raisons. La première est que le manager a fait office de barrage tout au long du week-end, puisqu'il avait peur que l'un de ses joueurs tiennent des propos qui nuisent à l'image de l'équipe. Heureusement, un joueur était resté dormir dans le gymnase le samedi soir, contrairement aux autres qui étaient partis à l'hôtel, et nous avons pu profiter de cette ouverture pour aller nous entretenir avec lui. Il a évoqué durant notre discussion la difficulté qu'il avait d'agir en compétition comme un joueur normal : « C'est très compliqué pour moi d'aller discuter avec des gens, de façon heu... Spontanée. En fait, à cause de ça [ il désigne son T-shirt aux couleurs de son équipe avec le logo et les sponsors ] on me parle plus comme un gamer [ joueur ] mais comme un professionnel, donc je suis une sorte de valise à conseil plus qu'un être humain pour eux. Après, ils sont reconnaissants quand je m'adresse à eux hein, mais moi je préférerais juste partager un café, un moment avec des gens qui n'ont pas que le jeu en tête, pour pouvoir en sortir un peu de temps en temps ». Il n'a pas tenu à ce que l'on cite son nom ou son pseudonyme, pour ne pas avoir de problèmes avec le reste de son équipe.


Ce qui explique qu'un certain nombre d'entre eux adoptent un comportement asocial, à la fois parce-qu'ils sont trop sollicités, mais aussi parfois parce-qu'ils ne souhaitent échanger qu'avec des gens de leur rang, pour éviter d'avoir à faire à des « groupies » comme les appelaient finalement le joueur des Elements 5. Cela témoigne déjà d'une hiérarchie basée sur le niveau de jeu, que l'on avait déjà pu percevoir au niveau du langage.


Les jeux en ligne possèdent également tous un système de classement qui permet de se situer très facilement parmi le niveau des joueurs du monde entier et de ses pairs. C'est un élément omniprésent, et souvent, au lieu de demander d'abord quel est le métier de la personne comme on pourrait le faire d'habitude dans la vie réelle, on va demander quel est son classement dans le jeu. Nous avons interrogés une quinzaine de joueurs durant l'événement. Lorsque que nous abordions les joueurs moins expérimentés, ils exprimaient leur inquiétude à l'idée de ne pas être légitimes pour répondre à nos questions. Une réaction typique : après sa partie, « Mr José », membre de l'équipe non classée – ce qui signifie que l'équipe a été créé pour l'événement et qu'ils ne se sont pas entraînés auparavant - des Fesses Trempées, va chercher une barquette de frites à la buvette pour se détendre. Nous l'abordons en se présentant comme étudiant travaillant sur les communautés du jeu vidéo, et il se met à secouer vivement la tête : « Houla, non, désolé, je suis que bronze moi, donc je vais pas trop pouvoir vous aider [rires] ». Bronze correspond au classement le plus bas disponible sur le jeu. Nous n'avions pas encore développés notre idée qu'il ne se sentait déjà pas capable de tenir une conversation sur le monde du jeu vidéo, quel qu'en soit le point de vue, parce-que son classement a conditionné tous ses rapports sociaux avec les autres joueurs : « Non, je ne parle pas trop avec les autres, je reste surtout avec mon équipe, en fait. Fin, c'est pas que j'aime pas les autres, hein ! [rires]. Non non, c'est juste que... Bah, quand je parle avec les autres, ils me parlent du jeu, et en fait je comprends pas trop quand ils parlent, du coup, souvent, ils changent de discussion ou ils vont parler avec les autres. Puis bon, je sais pas si vous avez remarqué, mais fin... Bah ici, quand on parle pas trop du jeu on a pas grand-chose à se dire en fait. »


Analyser les marginaux d'une communauté est un bon point de vue pour comprendre comment elle fonctionne. Parce-que comprendre les mécanismes d'isolement, c'est aussi comprendre les mécanismes d'inclusion. Or, un cas typique d'exclusion dans ce genre de communauté est l'isolement des moins bons joueurs, tout d'abord en faisant naître en eux un sentiment d'humiliation dans le jeu même, puis en creusant cette émotion en utilisant de façon très élaboré un langage qu'il savent mieux maîtriser que le joueur novice. Sur les deux équipes que nous avions considérées comme marginales à l'événement, nous avons également remarqué que cette exclusion ne fait pas naître au sein de leur équipe une solidarité, mais au contraire un réflexe d'éclatement, pour ne pas avoir à ressentir collectivement le sentiment d'humiliation.


b. Diversité et complémentarité

Une communauté virtuelle ne fait pas l'autre. Nous avons observé plus particulièrement celles formées autour des jeux vidéo en ligne – qu’elles correspondaient à des critères qui nous intéressaient pour approcher les thématiques qui nous permettaient d'approcher la notion d'identité : l'utilisation d'un langage, le regroupement en huis-clos sur plusieurs jours qui facilite l'observation. Mais il existe une multitude d'autres formes de rassemblements – cybercafés, compétitions d'e-sport, jeu en groupe d'amis fermés – dans le jeu vidéo, ainsi que dans tous les autres domaines étant en lien avec la vie virtuelle – culture manga, réseaux sociaux, sites de rencontres, etc...


Ce sont des manifestations dont la forme et le contenu sont très diversifiés, mais ils partagent cette envie de briser la frontière entre réel et virtuel. Selon le motif de rassemblement, les codes sociaux existant dans leurs activités virtuelles se transmettent plus ou moins – dans un ordre croissant allant des sites de rencontres aux jeux vidéo. Lorsque nous avions envisagés les sites de rencontre comme terrain de notre sujet, nous avons commencé à lire des articles sur la façon dont les sites de rencontre constituaient un pont être la vie numérique et la vie réelle. Par le biais du site [http://affects.hypotheses.org/289], nous avons découvert les travaux de P. Lardellier sur les sites de rencontres français et francophones hétérosexuels. Le site affect.hypothèses en fournit une longue synthèse reprenant les thématiques abordées, dans laquelle il évoque ceci : « Lardellier pense les pratiques en ligne comme un prolégomènes toujours séparé de la rencontre véritable, entendue pour sa part comme la rencontre en face-à-face. ». Ainsi, les sites de rencontres ne constituent qu'une introduction dont la finalité est la création d'un lien social dans la vie réelle. Les rencontres organisées que nous voulions observer sont donc l'objectif même de cette communauté, ce qui la distingue fortement des mécanismes de réunion des autres communautés virtuelles, plutôt axée sur un besoin de regroupement lié à l'histoire sociale de leur groupe, caractérisée par la marginalisation de ses membres.


Toujours est-il que la destruction de cette frontière provoque une mécanique de transition et de comparaison qui bouleversent les usages traditionnels des liens sociaux. Transition parce-que les individus, malgré le contexte particulier dans lequel ils se trouvent , ont déjà accumulés des normes et des valeurs via leur processus de socialisation, mais ils sont conscient d'être au sein d'un groupe particulier, dans le sens où il constitue un ensemble plus complexe et particulier que les autres groupes sociaux habituels, tels que les amis et la famille. Et comparaison, nécessairement, puisque l'on compare les points communs et les différences que partagent ces communautés virtuelles avec les autres groupes sociaux, pour pouvoir se situer à l'intérieur. On raisonne en équivalence : cet individu est particulièrement bien intégré dans cette communauté, mais dans la « vraie vie », il n'est pas du tout perçu de la même manière.


On en retient également que malgré la diversité des formes de rassemblement, naît de cela une communauté plus grande, difficilement observable, qui est à l'origine de l'explosion de la culture geek. En cela, les communautés sont complémentaires, puisqu'elles se regroupent sous une communauté immense et structurée qui partage une vision plus sociale des mondes virtuels. Cette communauté porte un nom : les geeks.


c. Les geeks, de la vie réelle au numérique

Une de nos hypothèses, basée sur un préjugé très largement répandu dans les médias, est que la vie virtuelle n'est pas la vie réelle. C'est un quiproquo qui tient d'une abnégation d'un terme de cette expression. Effectivement, le virtuel n'est pas le réel, puisque le virtuel correspond justement à ce qui n'est pas réel. Mais nous traitons de la vie virtuelle et de la vie réelle. Or, on ne peut pas vivre dans le virtuel. On ne peut que s'y projeter mentalement et intellectuellement via les écrans. Internet a été créé par des individus sociaux et est utilisé par des individus sociaux. De plus, l'usage le plus remarquable d'internet et la communication. La vie virtuelle est donc le prolongement de la vie réelle. Nous avons donc essayé de prouver cette analyse par des faits tirés directement de notre terrain. Quel groupe social est le plus à même de nous fournir la réponse à notre question ? Nous avons cherché un groupe social qui se caractérisait par son expertise d'usage des mondes virtuels, et dont l'existence était liée à un élément d'actualité en rapport avec notre problématique. C'est pourquoi nous nous sommes intéresses aux « geeks ».


Le développement qui va suivre est un compte rendu de l'entretien avec Simon Brochard, patron du Dernier Bar Avant La Fin Du Monde, et acteur de la web-série “Flander's compagny”, diffusée notamment sur no-life, chaîne câblée spécialisée dans la culture japonaise. Grâce à cet entretien, nous avons pu établir un historique de la culture geek permettant de comprendre comment ce phénomène a pris une telle ampleur, et comment cela a eu des conséquences sur l'identité de ce groupe social.


La définition d'un geek est assez difficile à trouver, puisque ce terme fait partie de ceux qui sont surutilisés et qui perdent leur sens à force d'être désigné pour des vérités diverses et variées. A la base, un « geek » désigne fan d’informatique, de science-fiction, de jeux vidéo, ou autre, toujours à l’affût des nouveautés et des améliorations à apporter aux technologies numériques.


Les geeks étaient des marginaux. Avec internet, ils ont pu entrer en contact et se regrouper. Leur communauté a grossi, et les entreprises y ont vu un marché. Le marché a lui aussi pris de l'ampleur, à tel point que c'en est devenu une mode. Mode qui a dénaturé le principe même de la culture geek qui était centré sur la marginalité, l'imaginaire, et la solidarité. C'est devenu une mode commerciale, élitiste - dans le choix de la visibilité des produits qui en ont émergé - et banalisée, universelle. En a découlé une sorte de crise d'identité de certains geeks qui ne reconnaissaient plus leurs pairs, et ont cherché à se démarquer de cette nouvelle vague en se focalisant sur des créations plus « underground » - méconnues du grand public - et en reniant totalement la culture populaire. De cela en a découlé une nouvelle hiérarchie sociale de la société geek, axée sur l'ancienneté et la connaissance de ce phénomène.


Comme toute culture, la culture geek évolue, mais par ses liens étroits avec les nouvelles technologies, elle évolue excessivement vite. S'y intégrer demande donc un véritable investissement sur la durée.


C'est une culture en mal de légitimité. Elle tient sa source de toutes sortes de créations très diversifiées, mais qui partagent un goût de l'imaginaire. De cela découle donc toute une série de sites internet et organismes qui donnent leurs avis sur ces créations, pour permettre à leurs visiteurs de savoir quoi regarder parmi toute la masse d'informations disponibles. Mais là où les années 90 ne disposaient que des magazines, aujourd'hui, on dispose de tous les réseaux sociaux et plates-formes de vidéos ou d'information qui ont à leur tour noyé ces entités d'opinions dans une masse. Avec le système de référencement Google, on trie leur visibilité en fonction de la fréquentation de leurs interfaces plus que pour leur pertinence, ce qui explique toute une série de pseudo-experts qui ne font que donner un avis peu profond et travaillé. Mais cette affluence a attiré le sponsoring qui ne se soucie que du nombre de « like », « followers » et de vues. Le but est de démarcher certains d'entre eux pour produire un avis positif sur leurs produits pour en booster les ventes. Un produit populaire n'est donc plus forcément un produit de qualité comme cela pouvait l'être à l'époque des magazines. Les geeks de la première génération, qui ont une véritable expertise en la matière, se sentent donc trahis. D'autant plus que de cela en résulte une sélection et une homogénéisation des produits visibles, contraire à la recherche du nouveau et du différent propre à la culture geek d'origine.


Nous avons donc vu que les communautés virtuelles ont été développées très rapidement, et partagent une identité commune dans laquelle chacun s'y sent plus ou moins attaché. Certaines de ces communautés sont prioritairement pragmatiques, comme les sites de rencontre, par exemple, ce qui induit une primauté de l'individu par rapport au groupe, puisqu'il quittera sa communauté dès que son objectif sera atteint. En revanche, avec le cas des geeks, nous avons vu qu'une communauté virtuelle pouvait être une véritable communauté avec ses normes, ses valeurs et son identité propre, dans laquelle l'investissement et l'intégration fournit une véritable hiérarchie sociale.