Reconstituer Rome pour mieux la comprendre
Publié par Hassiba Sadoune, le 27 juin 2025 130
Doctorante en histoire ancienne au sein du laboratoire ERLIS, Orline Poulat mène une recherche innovante sur l’urbanisme du Champ de Mars à Rome au IVᵉ siècle. Alliant rigueur scientifique et outils numériques, elle s’inscrit dans une démarche de reconstitution 3D à destination du grand public, fidèle à sa conviction : une histoire accessible, immersive et partagée.
D’un double master à la reconstitution 3D de la Rome antique
Originaire de la région lyonnaise, Orline Poulat suit d’abord une licence d’histoire de l’art et d’archéologie, puis une licence professionnelle de guide-conférencière. Ce goût pour la transmission ne la quittera plus. C’est dans un double master – Mondes anciens et Humanités numériques – qu’elle pose les bases d’un profil hybride, mêlant culture classique et outils techniques.
« Mon mémoire portait sur la représentation de la Grèce antique dans les jeux vidéo. C’était déjà une manière d’explorer comment l’histoire est donnée à voir au grand public. »
Elle poursuit ensuite trois années comme ingénieure d’études en humanités numériques à la MSH Lyon-Saint-Étienne.
« Je ne faisais plus vraiment d’histoire. J’aidais les chercheurs à créer des bases de données, analyser des corpus textuels, ou concevoir des sites web. J’aimais beaucoup ce métier. Je m’y voyais pour longtemps. »
Mais le hasard d’un mail relance l’aventure universitaire : sa future directrice de thèse cherche une doctorante pour travailler sur le Champ de Mars de Rome dans le cadre d’un contrat financé.
Aujourd’hui installée à Caen, elle consacre sa thèse à cette zone emblématique du centre de la Rome antique.
« Je travaille sur sa topographie, son urbanisme, à travers des études de cas comme les rues, le temple d’Hadrien ou la basilique de Neptune. L’objectif est double : produire un savoir historique solide et alimenter des reconstitutions 3D dans le cadre du Plan de Rome. »
Pour cela, elle collabore avec deux infographistes et mobilise une palette d’outils numériques : QGIS pour la cartographie, Obsidian pour ses prises de notes connectées, et CryEngine pour les modélisations.
Une chercheuse entre imagination, rigueur scientifique et engagement public
Ce qui frappe chez Orline, c’est la clarté de son engagement : faire de la recherche un levier de transmission. Elle revendique l’influence des figures de la culture populaire –
« Je suis issue de la génération Lara Croft, Indiana Jones, Sydney Fox… » –
mais sans perdre de vue l’exigence méthodologique.
« Ce qui fait l’originalité de ce travail, c’est d’oser formuler des hypothèses sur ce qu’on ignore, tout en respectant les sources. La reconstitution virtuelle oblige à penser les vides. »
Cette tension fertile entre imaginaire et données trouve un écho fort dans la salle immersive du CIREVE :
« C’est là que j’ai eu le plus de questions. Quand tu es en immersion, tu perçois les jeux d’échelle, de lumière, tu vis littéralement l’espace. Ça change tout. »
Pour elle, les outils numériques ne sont pas une finalité, mais des instruments de médiation.
L’autre moteur de son travail, c’est l’équipe :
« J’ai une directrice de thèse extrêmement disponible, une équipe soudée. On travaille sur place tous les jours. Il y a un vrai esprit collectif. »
Elle veille aussi à préserver un équilibre personnel :
« Le passage par le monde professionnel m’a appris à mieux gérer mon temps. J’essaie de couper le soir, de préserver mes week-ends. »
Si l’avenir reste ouvert, elle espère pouvoir rester dans le domaine de la recherche appliquée à la médiation :
« Mon rêve ? Travailler dans cette équipe, ou bien devenir consultante historique dans l’audiovisuel ou le jeu vidéo. L’important, c’est de continuer à raconter l’histoire autrement. »
Penser l’histoire comme une passerelle entre passé et présent
Au cœur du projet scientifique d’Orline se trouve une conviction : l’histoire ne se limite pas à l’analyse des textes ou à l’étude des vestiges. Elle est aussi un langage visuel, une manière de rendre visibles les hypothèses, de donner forme à ce que l’on sait… et à ce que l’on suppose avec méthode.
« Si on ne représentait que ce dont on est sûr à 100 %, il y aurait des trous partout dans la reconstitution. Mon rôle, c’est d’oser formuler des hypothèses plausibles, sans jamais trahir les sources. »
Cette posture exigeante, elle la cultive dans un aller-retour constant entre données archéologiques, cartographies historiques et modélisations. Ses études de cas portent aussi bien sur l’altimétrie que sur les bûchers funéraires (ustrina), ou encore la basilique de Neptune, souvent négligée dans les études classiques.
« Je trace les rues à partir des atlas existants, je superpose les cartes, je repère les concordances et les divergences. C’est un travail de fourmi, mais aussi de mise en cohérence visuelle. »
Mais Orline le répète : l’objectif n’est pas seulement de savoir, mais de transmettre. Elle envisage d’ailleurs de participer prochainement aux Nocturnes du Plan de Rome – ces conférences ouvertes au public mêlant discours scientifique et immersion 3D.
À terme, elle rêve aussi de candidater à Ma thèse en 180 secondes ou Pint of Science :
« Pour moi, la vulgarisation, c’est ce qui donne du sens à la recherche. On est financé sur fonds publics, donc on doit pouvoir restituer ce qu’on fait. »
Entre passion et pragmatisme, une trajectoire ouverte
Arrivée à la recherche par passion, revenue par hasard, Orline incarne une nouvelle génération de jeunes chercheuses qui articulent exigence scientifique, outils numériques et souci du partage. Sa capacité à naviguer entre métiers, disciplines et formats illustre une souplesse précieuse dans un monde académique en mutation.
« Je ne pensais pas faire une thèse et je ne m’interdis pas de revenir à mon ancien métier si besoin. Mais tant que je peux faire dialoguer science et transmission, je suis à ma place. »
Son parcours témoigne aussi d’un réenchantement de la recherche historique : une recherche incarnée, collaborative, immersive, mais toujours critique.
Une Rome antique en 3D, oui — mais pensée, discutée, discutante.