Un manque d'anticipation juridique ? Comprendre le bouleversement numérique du monde du travail d'après Covid.

Publié par Orline Poulat, le 4 juillet 2025   45

Travailler en droit ? Une évidence dès l'enfance pour Tina Laura RETROARA, aujourd'hui à l'aube de sa quatrième année de doctorat. Ce qui l'était moins, c'était le sujet de thèse sur lequel elle travaille aujourd'hui, directement influencé par les bouleversements qu'ont été la Covid-19 et le développement du numérique sur le cadre juridique du travail. A l'intersection entre le droit du travail, le droit du numérique et le droit international privé, Tina Laura analyse en effet la manière dont le numérique s'est immiscé au sein des contrats de travail, et les implications de ces transformations à l'échelle du droit international privé. Elle s'empare ainsi de ces questionnements jusqu'ici peu abordés, tout en souhaitant transmettre ce goût du droit à ses étudiants.

« On dit que je suis internationaliste, car je fais du droit international »

Après une licence de droit privé à l’Université Paris Cité, c'est à Caen que Tina Laura se spécialise en validant le Master Droit International et droit européen : Parcours Droit et régulation des marchés internationaux proposé à l'Université de Caen Normandie sous la direction du Professeure Armelle GOSSELIN-GORAND et monsieur Stéphane LECLERC. 

Ayant originellement émis le souhait d'étudier le cas des enfants travaillant dans les entreprises à l'international, elle se redirige finalement vers un sujet moins politique et plus juridique qu'est celui des « conséquences du travail numérique en droit international privé », sous la direction du Professeure Laurence FIN-LANGER et du Professeure Armelle GOSSELIN-GORAND. Elle intègre ainsi le laboratoire de l'Institut caennais de recherche juridique (ICReJ) et l'École Doctorale Droit Normandie, avant de parvenir à obtenir, dès 2023, un financement régional pour son contrat doctoral.

Un vide juridique à combler ?

Pour décrire son sujet de façon plus concrète, Tina Laura l'image volontiers par un exemple de cas tel que nous pouvons l'imaginer à partir de la Covid-19 : 


« Lorsqu'on a décidé de faire du télétravail en Thaïlande, et qu'absolument tous les éléments qui nous rattachent à l'entreprise de base se déplacent également là-bas, c'est-à-dire notre prestation de travail ou encore le lien de subordination qu'on a avec l'employeur, alors peut-on de ce fait modifier le régime juridique qui s'applique à notre situation ? »


L'émergence certaine des mots « distanciel », « présentiel » ou « hybride », aujourd'hui encore très présents dans notre langage courant, ainsi que la possibilité même de télétravailler, soulignent l'impulsion donnée par la crise sanitaire au travail numérique. La rapidité des événements - le télétravail n'était alors que peu développé il y a encore moins de 10 ans - et leur survie au-delà de la période de la crise sanitaire ont fait ressortir des incohérences juridiques qui témoignent d'un manque d'anticipation de ces bouleversements.


« On dit d'un routier qui fait le tour de l'Europe pour livrer qu'il franchit les frontières. En revanche, lorsqu'on part à l'étranger avec son ordinateur, on ne considère pas cela de la même manière. C'est justement ici que la question se pose. »


Ces questionnements forment à la fois l'originalité des recherches de Tina Laura, mais aussi la difficulté de mener ces dernières. 


« Généralement, comme il n'y a pas grand chose, je vais lire des ouvrages de droit du travail et de droit international privé, et moi, je vais poser toutes les problématiques qui s'ajoutent à cause du numérique. »


Elle cite tout de même deux travaux de thèses qui l'ont influencée dans ses réflexions, à savoir celle du Professeure Fanny GABROY soutenue à l'Université de Caen en 2022 et intitulée Essai sur la protection du travailleur numérique par les droits fondamentaux1, ainsi que celle de Yann-Maël LARHER sur Les relations numériques de travail soutenue en 2017 à l'Université Paris II - Panthéon-Assas. Le travail de Tina Laura se situe à l'intersection de ces deux travaux, tout en ajoutant l'approche du droit international.

Un chemin « encore long » mais déjà des premières constatations

Au quotidien, au sein de l'ICReJ, Tina Laura témoigne de la disponibilité fructueuse de sa direction de thèse et des enseignants chercheurs, qui vient nuancer un cadre de travail nécessairement autonome dans cette discipline recouvrant un grand nombre de spécialisations. « En droit la moyenne est de 6 ans » pour la réalisation d'une thèse. Cependant, elle constate déjà une très petite considération du numérique dans les contrats de travail en droit international privé et, par conséquent, une toute aussi faible considération des protections allouées aux travailleurs. Au regard du bouleversement très radical et rapide que fut la crise sanitaire, elle évoque un réel besoin d'adaptation du cadre légal.


« Selon moi, au-delà d'un refus d'admission de l'internationalité au sein des relations de travail numérique, c'est surtout un vide juridique. Le terme est un peu fort, mais on constate un vrai problème d'anticipation et de gérance. »


Nous pouvons aisément comprendre la complexité d'analyser le cadre légal autour de l'ensemble de ces problématiques. « Je ne m'attendais pas à ce que cela soit aussi difficile d'allier le droit international privé, le droit du travail, et le droit du numérique » concède-t-elle, mentionnant le manque de sources, de fondements. Si son quotidien est avant tout de lire et de synthétiser, elle souligne le manque certain de sources écrites pour ce sujet encore très jeune. Si elle peut s'appuyer sur quelques ouvrages généraux - on pense bien entendu au code du travail - Tina Laura évoque les revues juridiques comme sources principales pour ses réflexions en plus des arrêts de la Cour de cassation ou encore de la Cour de Justice de l'Union Européenne.

Sur le public concerné par ses travaux, elle évoque plusieurs échelles. Son travail s'adresse tout d'abord au monde universitaire où les formations professionnalisantes autour du numérique se développent. Par ailleurs, ses travaux vont également éclairer le besoin de protection des travailleurs ainsi que permettre une meilleure sensibilisation des employeurs sur ces questions. Elle évoque enfin un "impact plutôt européen, en manque de texte » sur ce lien entre le numérique, les contrats de travail et l'internationalisation.

« J'aime enseigner et c'est ce qui m'a attiré vers le doctorat en premier lieu »

Pour l'heure Tina Laura n'a volontairement pas encore participé à des colloques ou journées d'étude pour présenter ses travaux, ayant l'impression de devoir maturer davantage ses réflexions avant de les présenter. Néanmoins, dans le cadre de son contrat doctoral, elle enseigne tout de même dans le cadre de deux cours de Travaux Dirigés par semestre à destination d'étudiants en master 1, un public de niveau déjà élevé.


« C'est tellement enrichissant ! J'ai tellement appris avec mes élèves ! »


Une chose ressort particulièrement de notre entrevue, à savoir son goût pour la transmission auprès des étudiants. « C'est ma partie préférée du travail" m'affirme-t-elle. Il serait difficile de ne pas le croire tant nous avons croisé d'étudiants la saluant pendant cette interview. Tina Laura semble incarner cette image de l'enseignante aussi passionné que passionnante, et cela se reflète lorsqu'on lui demande son projet professionnel idéal après la thèse : 


« Si je pouvais ouvrir toutes les portes je serais maître de conférence puis je passerais l'agrégation, [avant de] continuer la recherche - parce qu'il y a tellement de choses à dire sur les nouvelles technologies au sein du monde du travail en droit international privé - et de transmettre mon savoir aux étudiants. »


1 Qui a reçu le Prix de thèse 2023 de l'ICReJ et été publiée en 2024 dans la collection Bibliothèque des thèses de l'éditeur Mare&Martin. Plus d'informations sur : https://www.lgdj.fr/la-protection-du-travailleur-numerique-par-les-droits-fondamentaux-9782386000508.html