Développer ses compétences transversales en jouant aux jeux vidéo

Publié par Le labo CIBC, le 10 octobre 2023   900

Si aujourd’hui il est avéré que la pratique du jeu-vidéo permet de développer des compétences cognitives, il n’est pas pour autant commun ou accepté que jouer au jeu-vidéo soit un contexte comme un autre de mobilisation de compétences, et donc un moyen à part entière de développer des compétences, notamment des compétences dites transversales. A moins que l’on s’y intéresse et qu’on se donne les moyens de chercher des ressources sur la question, ce qui domine le paysage médiatique et le débat public tourne encore trop souvent autour de la mauvaise influence supposée du jeu-vidéo qui serait par exemple responsable de certains comportements violents. Le jeu vidéo fait même parfois l’objet de « prises d’otages » médiatiques comme les prises de parole récentes dans le cadre des émeutes urbaines nous l’ont montré.

Pourtant, dans les mêmes médias ou dans les mêmes discours, on observe un phénomène de mode et de fascination pour les métavers, la réalité augmentée, ou encore la réalité virtuelle qui seraient les nouveaux environnements propices à l’apprentissage, à la formation professionnelle, au recrutement.

C’est ce contexte et ce constat qui a guidé les lignes qui suivent, et le développement du concept de La CooLab sur lequel nous reviendrons en fin d’article. Dans les deux cas notre volonté est de resituer le jeu-vidéo comme un contexte favorable au développement de compétences transversales (y compris sociales et relationnelles) et plus encore comme un support et un outil pertinent en matière de réflexivité, d’identification, de valorisation et de reconnaissance de compétences.

Dangereux ou utile ? Néfaste ou bienfaisant ?

Tout le problème de la thématique de l’utilité du jeu-vidéo, au-delà du loisir qu’il représente, réside dans le manque de nuance que nous offre les médias [1] ou le débat public. Il n’est pas rare d’entendre des sorties sur la dangerosité supposée des jeux-vidéo, et de leur responsabilité sur l’apparition de comportements violents chez les jeunes. Ces commentaires intervenant souvent après de funestes et tragiques faits-divers. Pourtant, ces discours tantôt ignorant tantôt cyniques se trouvent contredits par des recherches scientifiques telle que celle de Richard Ryan & Andrew Przybylski (2010) [2] qui expliquent que, s’il y a bien augmentation de l’agressivité chez certains joueurs, cette dernière ne survient que dans les 20 minutes suivant la partie. La cause n’en serait pas la violence du contenu du jeu, mais la complexité de la situation et l’augmentation de l’adrénaline qui en résulterait. Mais Andrew Przybilski va plus loin, car à la suite d’une recherche en 2014 [3] il avance que la pratique du jeu-vidéo à raison d’1h par jour est bénéfique en termes de gestion émotionnelle et de développement de la sociabilité (à noter que les résultats s’inversent à partir de 2h de jeu par jour). Ce résultat se trouve renforcé en 2021 lors d’une recherche durant la période du Covid à l’occasion de laquelle Andrew Przybilski a démontré les conséquences positives du jeu vidéo sur le bien être des joueurs [4].

Il semblerait qu’il ne s’agisse que d’une simple question de dosage. Mais qu’une pratique « raisonnable » du jeu-vidéo en termes de temps consacré au quotidien puisse avoir des conséquences tout à fait positives sur le bien-être et la gestion émotionnelle des joueurs.

Si le débat quant à la dangerosité ou les bienfaits des jeux-vidéos sont alimentés depuis plusieurs années, les recherches concernant le lien entre pratique du jeu-vidéo et développement de compétences sont moins nombreuses et concernent des compétences très spécifiques.

Jeu-vidéo et développement cognitif

On a tous connu des jeux-vidéo dits éducatif comme Adibou [5], dont les environnements colorés et enfantins sont destinés à accompagner dans l’apprentissage de l’alphabet ou des nombres par exemple. Il existe donc bien des jeux-vidéos conçus spécifiquement pour l’apprentissage, et dont l’objectif est l’apport de connaissances. Mais qu’en est-il des jeux-vidéos dont le premier apport est le divertissement, et dont l’utilisation par le grand public est avant tout le loisir ? Nous permettraient-ils - en plus de nous divertir - de développer des compétences ?

Si je vous dis que jouer à un jeu d’action, et plus précisément à un FPS (first person shooter = jeu de tir à la 1ère personne) comme Medal of Honor va agir sur votre plasticité cérébrale et va vous permettre de développer un ensemble de compétences cognitives, me croyez-vous ?

Les plus sceptiques d’entre vous peuvent se référer aux travaux de C. Shawn Green et Daphne Bavelier, du département neurosciences de l’université de Rochester, qui démontrent en 2003 que les capacités visuelles des joueurs sont significativement plus élevées que les non-joueurs [6]. Ainsi, leur protocole révèle que l’attention visuelle des joueurs fatigue moins vite, qu’ils sont capables d’appréhender un plus grand nombre d’objets, et qu’ils repèrent mieux une cible quelle que soit sa distance vis-à-vis du point initialement fixé. Si les résultats semblent indiquer que jouer à un jeu d’action présente des conséquences positives sur les capacités attentionnelles visuelles, les chercheurs ont souhaité prouver que le lien se situait bien entre la pratique et le développement de la compétence, et qu’il ne s’agissait pas d’un lien de corrélation (c’est-à-dire que les personnes disposant de bonnes capacités visuelles sont plus enclines à jouer à Medal of honnor).

Pour ce faire, ils ont cherché à vérifier que l’entrainement de non-joueurs produirait les mêmes effets en proposant 2 types de jeux : le jeu d’action Medal of honor était proposé à un groupe et le jeu Tetris à un second groupe. Après seulement 10 heures de jeu, le groupe mobilisant le jeu d’action présentait une amélioration de leurs performances visuelles plus importante que le groupe ayant joué à Tetris. La preuve est donc faite que les jeux de tir développent bien les capacités attentionnelles visuelles.

Mais que les joueurs de Tetris se rassurent (et par extension surement de Candy Crush pour une référence plus récente), la pratique de ce jeu améliore quant à lui le temps de visualisation spatiale et le temps de rotation mentale (L. Okagaki et P.A. Frensch, 1994) et même les réflexes et la sensation de bien-être chez les personnes âgées de 69 à 90 ans (Goldstein & al, 1997) [6].

A chaque jeu-vidéo son développement cognitif associé. Les jeux-vidéo éducatifs ne constituent pas la seule opportunité vidéoludique d’apprendre et de progresser, un jeu-vidéo grand public peut tout à fait être un support pertinent pour peu qu’on le conscientise. On est alors en droit de se questionner quant à l’absence d’utilisation du jeu-vidéo dans les structures d’enseignement et de formation professionnelle. Et plus encore, de se demander pourquoi les jeux-vidéos sont maintenus à la porte de ces établissements quand dans le même temps une partie d’entre eux succombent à la mode des métavers ou de la réalité virtuelle destinés à l’apprentissage.

Le port du casque est-il obligatoire ?

Le virtuel et le jeu font donc bon ménage quand il s’agit d’acquérir des connaissances, de maitriser ces émotions, ou du développement cognitif. Alors pourquoi ne pas mobiliser les jeux-vidéos dans ces objectifs, plutôt que d’attendre après de nouvelles technologies ou des environnements dédiés ? En effet, depuis plusieurs années la réalité virtuelle et les mondes virtuels 3D communément appelés « métavers » semblent être les seuls dispositifs trouvant grâce aux yeux des pédagogues et des grandes entreprises en matière d’apprentissage au moyen du virtuel. S’il existe des applications tout à fait intéressantes - permettant notamment la formation dans des environnements simulés permettant d’éviter le danger immédiat pour les stagiaires (dans les secteurs de la santé, de l’industrie ou du BTP par exemple) à l’aide de casques VR et de réalité virtuelle - nous sommes plus sceptiques concernant le phénomène de société autour des métavers, et la démultiplication des mondes virtuels destinés à favoriser l’apprentissage sous prétexte d’incarner un avatar dans une réalité alternative et persistante (c’est-à-dire qui continue à exister, en notre absence, entre deux connexions). Si nous sommes très attachés à la multimodalité permettant l’apprentissage expérientiel, il faut se poser la question de la pertinence et de la plus-value de la dématérialisation de l’existant. Expérimenter des thématiques éloignées de nous physiquement, en entrant dans un cœur humain à l’aide de la réalité augmentée sur son smartphone (Reali-tee [7] ), ou des évènements distants dans le temps en endossant le rôle d’un agent de l’immigration aux frontières d’un pays soviétique en temps de guerre à l’aide d’un jeu-vidéo (Paper please [8]) et ainsi développer une connaissance ou une sensibilité qu’il ne nous aurait pas été possible de mobiliser IRL (in real life = dans le monde réel) nous semblent des occasions pertinentes de mobiliser le virtuel. En revanche, développer et maintenir des mondes virtuels, aussi couteux que Meta, pour ne permettre que des interactions qui n’apportent rien de plus qu’une visioconférence ou un chat dans le monde réel nous semblent non seulement d’aucune plus-value, mais détourne d’après-nous l’attention de supports véritablement intéressants que peuvent constituer les jeux-vidéo.

Il est intéressant d’écouter Raphël Granier de Grassagnac, écrivain, chercheur au CNRS en physique des particules et directeur de la chaire « Science et Jeu vidéo » soutenue par l’École polytechnique (IP Paris) et Ubisoft à ce propos [9] :

Raphaël Granier de Cassagnac sur la notion de Métavers et de pédagogie

Pour lui, “si le métavers était une vraie révolution, il serait déjà là » (…) « il existe déjà dans le jeu-vidéo ». Il liste 4 points qui expliquent pourquoi d’après-lui le jeu-vidéo est le vecteur idéal du savoir scientifique :

  • Média interactif, on y apprend en faisant des choses, par la pratique, par l’expérience.
  • Média dessiné, on y représente les choses, on s’y représente les choses.
  • Les mécaniques ludiques permettant la notion d’essai-erreur, présentes à la fois dans le jeu vidéo et dans la science
  • Média populaire, le jeu-vidéo dispose du plus grand nombre de « spectateurs », il génère plus de revenu à ce jour que le cinéma et les séries.

C’est donc également une question d’accessibilité et de démocratisation qui se joue, car les technologies citées plus haut ne sont encore que l’apanage des structures et des individus les plus aisés. Ainsi, il n’est pas rare de voir des structures d’accompagnement ou de formation dotées uniquement de quelques casques VR (quand ce n’est pas un unique exemplaire) quand leurs groupes sont composés de dizaines de personnes. S’agirait-il de faire la queue, d’attendre son tour pour vivre l’expérience ? Ou d’attendre que la technologie soit abordable pour pouvoir en disposer chez soi ? Pourquoi ne pas mobiliser un média déjà démocratisé et à la portée de tous ?

A l’heure ou l’eSport se professionnalise, où le nombre de joueurs en France dépasse les 37 millions de personnes (53% d’entre eux étant des joueurs réguliers) [10], il serait dommage de ne pas mobiliser un support aussi largement partagé comme contexte à part entière de développement de compétences.

Le jeu-vidéo : contexte idéal d’identification de compétences transversales ?

Au Labo_CIBC, nous sommes attachés aux notions du développement du pouvoir d’agir telles que Yann Le Bossé les définit [11]. L’épanouissement passe par l’action et nous avons 37 millions d’acteurs potentiels. C’est donc forts des expériences démontrant que le jeu-vidéo à impact positif concernant le développement cognitif, émotionnel, et convaincus que le jeu-vidéo constitue un support fournissant des contextes favorables au fait de faire vivre des expériences singulières, que nous émettons l’hypothèse que jouer aux jeux-vidéo permet de développer des compétences spécifiques, en l’occurrence des compétences transversales.

C’est animés par cette conviction que nous avons entrepris avec Laurent Bouvet de Coorace Normandie, de produire une émission mensuelle, retransmise dans un premier temps en direct sur Twitch, et à présent sur Youtube, et qu’est née La CooLab [12]. Le concept consiste à aborder un jeu différent à chaque épisode, et d’y associer ce qui est d’après-nous une compétence centrale dans l’expérience du jeu en question. Nous avons donc eu l’occasion de rapprocher Mario de la capacité d’adaptation, de démontrer qu’un jeu de football comme Fifa mobilise bien la capacité d’organisation, que Zelda est synonyme de recherche d’informations. Nous avons pu expliquer en quoi jouer à un jeu d’aventure comme les chevaliers de Baphomet ou à un RPG comme Final Fantasy permet de développer sa capacité d’analyse, en trouvant de l’information et mobilisant sa déduction dans un cas et en projetant une évolution et en gérant ses ressources dans l’autre. Nous avons, enfin, pris un certain plaisir à illustrer que It takes two nécessite une coopération de tous les instants.

Apprendre à apprendre avec un jeu-vidéo. Ici Portal, présenté par Thimoté Lebrun.

Mais l’exercice a, selon nous, connu une résonnance particulière lors de la 2nde partie de la saison, lorsque nous avons commencé à accueillir un invité sur chaque épisode. Car au-delà de la compétence spécifique au jeu présenté, c’est tout le « bagage » que l’invité apportait avec son expérience du jeu qui conférait de la valeur à son témoignage. Ainsi lorsque l’un de nos invités explique que le jeu Portal lui a inspiré ce qui allait devenir son activité professionnelle, qu’un autre présente comment Luigi’s Mansion constitue une situation de partage et de transmission parent-enfant propice à l’apprentissage, ou pour un dernier que Minecraft a permis à un groupe d’élèves de son établissement de se réunir autour d’un projet commun, on comprend qu’il se joue davantage que le simple divertissement.

C’est tout le contexte offert par le jeu en question qui fait sens pour le joueur. L’apport se situe effectivement au niveau du développement des compétences mobilisées, mais l’apprentissage ne s’arrête pas là. Les témoignages de nos invités nous poussent à croire qu’on apprend également sur soi, sur l’autre, qu’on découvre autant qu’on se divertit. Le jeu-vidéo émeut autant qu’il anime.

Et c’est pourquoi il représente d’après-nous un canal précieux de réflexivité, pour peu qu’on le conscientise et qu’on en tire le bénéfice.

Nous apportons donc de l’importance à l’accompagnement réflexif permettant :

  • d’identifier les compétences mobilisées dans une situation de jeu
  • de transférer ces compétences à un contexte professionnel.

Car si aujourd’hui il est valorisant d’évoquer que tel collègue est marathonien ou telle collègue championne d’aviron, en devinant en filigrane à quels traits de caractères ou quelles compétences cela nous renvoie d’évoquer leurs exploits sportifs, on peut imaginer que demain nous serons fiers d’avoir dans l’équipe quelqu’un qui a attrapé tous les Pokémon, ou une collègue imbattable à Mario Kart.

Eden JEAN-MARIE, Laurent BOUVET


[1] Exception faite de quelques notables « bienfaiteurs », citons notamment les podcasts Blockbusters  sur France inter, Silence on Joue de Libération ou encore Jour de Play sur Arte

[2] https://selfdeterminationtheor...

[3] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.go...

[4] https://www.oii.ox.ac.uk/news-...

[5] https://wiloki.com/fr/adibou-l...

[6] https://www.scienceshumaines.com/les-jeux-video-sont-ils-bons-pour-le-cerveau_fr_15191.html

[7]] https://www.moravia.education/...

[8] https://papersplea.se/

 [9] https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/digital/si-le-metavers-etait-une-vraie-revolution-il-serait-deja-la/?utm_source=Polytechnique+Insights+%28fran%C3%A7ais%29&utm_campaign=9ed91b5410-EMAIL_CAMPAIGN_2023_03_15_11_02_COPY_01&utm_medium=email&utm_term=0_-bf0bd5a865-%5BLIST_EMAIL_ID%5D

[10]https://www.blogdumoderateur.com/etude-jeu-video-france-2022/ttps://www.cairn.info/revue-l...

[11] https://www.cairn.info/revue-l...

[12] https://youtube.com/playlist?l...