Retour sur les Mercredis du labo

Publié par Le labo CIBC, le 22 décembre 2021   1k

Mercredi 26 mai 2021, au deuxième étage du Dôme à Caen, la question est posée « qu’est-ce que cela vous a apporté [les mercredis du labo] ? ». Parmi les réponses des huit membres présents physiquement ou à distance, il ressort : « J’ai pris le temps de réfléchir », « Nous nous sommes retrouvés sur des interrogations communes », « Je suis venu chercher la remise en question dans un espace de confiance », etc. On note une satisfaction globale à l’issue de ces cinq demi-journées de travail espacées de deux mois chacune depuis septembre 2020.


L’idée de départ était de réunir des personnes impliquées dans des projets de Reconnaissance ouverte dans les champs de l’emploi, de l’orientation, de la formation, de l’insertion professionnelle. Le but était d’échanger sur la gouvernance de nos différents projets ; d’apprendre, tout en avançant, de nos succès, de nos erreurs, faire part de nos questionnements à des professionnel.le.s susceptibles de nous faire progresser, etc. Moitié échange de pratiques et moitié production, ces cinq rendez-vous ont permis d’élaborer un livrable qui – nous l’espérons – servira de support de réflexion à d’autres professionnel.le.s qui s’engagent sur la voie de la Reconnaissance ouverte.

De la question de clôture « qu’est-ce que cela vous a apporté ? », ne ressort pas tant le fait d’avoir pu exprimer son point de vue et de le voir restitué dans le livrable, que le fait d’avoir pu confronter ce point de vue aux autres. En quoi l’intérêt d’une confrontation des points de vue est-il supérieur pour le ou la chargé.e de projet à la capitalisation sur ses activités ? Il existe sans doute de nombreux éléments de réponse.

Il faut noter qu’une grande partie de ces projets sont expérimentaux. La Reconnaissance ouverte est pour beaucoup d’organisations encore en phase de test auprès des publics en transition professionnelle, afin de savoir ce qu’elle peut apporter aux parcours, au pouvoir d’agir de ces personnes. La confrontation de nos différentes pratiques, de nos méthodes, la tentative d’en extraire une synthèse commune, permet à chacun-e d’entre nous de progresser.


LES LEVIERS DE DEVELOPPEMENT DU POUVOIR D’AGIR

Si les évaluations des projets sont souvent multidimensionnelles, chaque projet apporte un angle de vue différent sur l’un des leviers de développement du pouvoir d’agir. Ainsi, nous avons pu évoquer divers aspects sur lesquels la Reconnaissance ouverte aurait potentiellement un impact :

  • Le réseau : les badges sont des objets sociaux et une grande partie des personnes accompagnées manque de réseaux mobilisables sur le plan professionnel. C’est pourquoi des projets comme celui de Territoire partagés portent une attention particulière à la façon dont des badges identiques à tout.e.s les participant.e.s du projet peuvent contribuer à former un réseau autour de personnes qui n’en n’ont pas.
  • Militer pour la singularité de chacun.e : d’autres projets, comme celui de l’Ecole de la deuxième chance, se concentrent davantage sur le changement du regard de l’autre et du regard de la personne sur elle-même : il n’y a pas de « bon à rien » avec la Reconnaissance ouverte, il n’y a que des parcours complexes et uniques et personne n’est exclu au motif qu’il ou elle ne « rentre pas dans les cases ».
  • Avec le projet du Conseil départemental de la Manche, qui badge les acteurs concernés par les clauses sociales sur les marchés publics, le regard est porté sur les donneur.se.s d’ordres et les entreprises qui intègrent des personnes en parcours d’insertion sur des chantiers BTP. Le fait de reconnaître leur communauté de pratiques et de la valoriser avec des badges permet-il de conforter, voire d’étendre cette communauté, et par là même d'offrir davantage d'opportunités ?

Ces projets ont en commun le fait de viser le développement du pouvoir d’agir des personnes, mais pour ce faire de nombreux leviers peuvent être mobilisés. L’échange des points de vue a été fondamental pour comprendre que, si le projet ne donne pas les résultats imaginés, cela ne remet peut-être pas en cause le principe de Reconnaissance ouverte mais peut-être le levier sur lequel on s’est concentré pour activer le développement du pouvoir d’agir des participant.e.s.

CONSTRUCTION D’UNE ETHIQUE DE LA RECONNAISSANCE OUVERTE

En repensant les transitions professionnelles sous un prisme nouveau, celui de la reconnaissance ouverte, nous sommes confrontés à des questions éthiques et méthodologiques qu’il convient de mettre en commun[1]. En effet, sans une recherche de principes d’action partagés, les pratiques autour des open badges pourraient tout à fait prendre des chemins différents, voire opposés. Nous avons ainsi pu noter un point de vigilance particulier sur le vocabulaire employé ; celui qui est utilisé pour parler de reconnaissance ouverte, qu’il convient de rendre accessible aux publics accompagnés, et celui qui nous sert à qualifier ces publics qu’il convient d’interroger – pour les projets de reconnaissance ouverte comme pour d’autres – au vu des principes d’action que nous adoptons.

Ainsi, sur la plateforme Open Badge Passport, qui est un outil largement utilisé dans les différents projets précédemment cités, le complément d’information apporté à un badge obtenu est appelé « preuve ». Ce vocabulaire a été remis en question lors des Mercredis du labo. Il est possible que sa récurrence dans les domaines administratif et judiciaire ne permette pas d’associer ce mot au principe de reconnaissance ouverte qui se veut accessible et basée sur la confiance[2].

De même, le terme « bénéficiaire » qui permet souvent de désigner le public ciblé par une action sociale a été remis en cause. En effet, la reconnaissance ouverte dans le domaine des transitions professionnelles tend à s’émanciper d’une forme descendante de l’accompagnement dans laquelle le ou la travailleur.se social.e a une position d’expert.e par exemple. Les projets tentent d’impliquer chacun et chacune au même niveau, que la personne soit en emploi ou pas, jeune ou adulte, présent-e à titre personnel ou professionnel… Le principe selon lequel tout le monde peut être reconnu et reconnaître sous-tend à cette volonté. Il est précieux et vient renforcer le mouvement du secteur social vers une reconnaissance de l’expertise des personnes sur leur propre situation[3]. Or, le mot « bénéficiaire » peut auréoler celleux qu’il caractérise d’un statut passif, selon la façon dont il est compris ou utilisé.

L’ABSENCE DE REFERENCE

Le fait que l’éthique et la méthodologie des pratiques de reconnaissance ouverte en insertion restent à construire, alors même que ces pratiques sont en cours d’activation sur le terrain, permet d’apparenter ces projets expérimentaux à des recherches-action[4]. Michèle Catroux explique comment Lewin a imaginé dès 1946 une recherche-action qui pose sa théorie en même temps qu’elle expérimente le changement sur le terrain par la « discussion, négociation, exploration et évaluation des possibilités, et examen des contraintes ». Il est donc nécessaire de se réunir dans des espaces permettant à la fois de constater ce qui est en cours de production et à la fois de produire la théorie qui s’en dégage.

En général, un praticien part d’un usage pour s’y attacher ou bien s’en écarter, mais cet usage est sa base. Or, la reconnaissance ouverte se propose, si ce n’est de combler un vide, au moins de rendre visible des pratiques disparates et peu visibles. Il n’y a donc pas d’usage établi qui fasse référence. Nous avons l’ambition que les Mercredis du labo puissent favoriser la construction d’une base expérientielle et théorique afin d’appréhender de mieux en mieux notre terrain.

CONCLUSION

Si les Mercredis du labo sont un excellent moyen de progresser, de se remettre en question, de construire ensemble, il ne faut néanmoins pas en déduire qu’ils suffisent au chargé de projet. La capitalisation sur le projet est bien entendu primordiale et, finalement, la question n’est pas tant de savoir en quoi la confrontation des points de vue a plus ou moins d’intérêt que cette capitalisation, que de savoir en quoi elles sont complémentaires.

Les différents territoires d’expérimentation représentés dans les Mercredis du labo comportent des différences socio-économiques fondamentales, d’autant plus que la reconnaissance ouverte s’inscrit concrètement dans le territoire comme écosystème local. Aussi, la comparaison connait certaines limites, car le public et les outils peuvent être les mêmes, les données socio-économiques, la culture ou encore l’infrastructure du territoire feront que les résultats des expérimentations diffèreront.

Il convient donc de retirer de cette mise en commun sur les différents projets ce qui peut correspondre à notre propre territoire. Pour cela, il est possible de compléter le projet avec une instance de débat similaire, mais à l’échelle du territoire du projet. C’est ce qui est mis en place dans le Centre Manche avec des Comités mensuels de la Reconnaissance.

Les Mercredis du labo se poursuivent en 2022. De nombreuses expériences sont encore à mener, de nombreux outils encore à développer et tester ; notre ambition est de continuer à offrir un espace-temps pour les professionnel-le-s engagées au service de la reconnaissance ouverte.

Article écrit par Juliette KYBURZ, le_labo_CIBC


[1] Nous reprendrons ici la définition d’éthique donnée par Céline Ohresser, Elodie Piquette, Nathalie Gartiser et Maurice Wintz dans Processus multi-acteurs de construction d’une éthique environnementale : le cas du système fluvial rhénan. https://doi.org/10.4000/vertigo.9478 : « Nous désignons par éthique le produit d’un processus de construction par un système social d’un répertoire de valeurs établi à partir d’éléments sélectionnés qui entrent dans la construction d’une représentation génératrice de pratiques (usages, construction de dispositifs réglementaires). ».

[2] « En fin de compte, la capacité de reconnaître ses apprentissages, sociaux ou professionnels, est un facteur clé dans la construction de la capacité d’agir en toute autonomie et dans l’établissement de la confiance au sein d’une communauté. » texte fondateur de la Reconnaissance ouverte https://www.openrecognition.org/declaration-de-bologne-pour-une-reconnaissance-ouverte/?lang=fr

[3] En effet, la pair-aidance ou le patient expert sont des pratiques en plein développement dans le secteur social qui proviennent dans une certaine mesure du même constat.

[4] Proposition d’une définition de la recherche-action dans l’enseignement « La recherche-action est un processus destiné à doter tous les participants […] des moyens d’améliorer leurs pratiques grâce à leurs expériences éclairées et nourries des savoirs théoriques en cours. Tous les participants deviennent acteurs consentants du processus de recherche. » An introduction to action research: Aspects of a practice-centred theoretical process Michèle CATROUX, p. 8-20.