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Les procès du terrorisme, Prix Fondation Flaubert 2019

Publié par Guillaume Dupuy, le 27 juin 2019   2.5k

Pour sa première édition, le Prix de la Fondation Flaubert récompense cette année le projet “Procès du terrorisme : justice d’hier à aujourd’hui” porté Antoine Mégie, Enseignant-chercheur à l’Université de Rouen Normandie, en association avec les membres du CUREJ, de DySoLab et d’HisTéMé.

Après deux années d’état d’urgence, suite aux attentats du 13 novembre, de Nice et des suivants, les procès de Jawad Bendaoud en France et de Salah Abdeslam en Belgique ont ouvert en 2018 un long chemin d’audience qui mènera aux jugements de ces attaques terroristes. Ces procès historiques exposeront alors aux yeux de toutes et tous des scènes judiciaires parfois complexes à comprendre, donnant lieu à des commentaires et des images souvent trompeuses ou stéréotypées.

Pour permettre à chaque citoyen et citoyenne de comprendre la place du droit et de la justice face au terrorisme, l’équipe du projet “Justice et pénalité sous l’influence du terrorisme” (JUPITER) souhaite éclairer les évènements présents et à venir à la lumière du passé grâce à une exposition itinérante et immersive retraçant le lien entre violence politique et justice depuis la fin du 19ème siècle au travers de procès exemplaires. Antoine Mégie, Enseignant-chercheur en science politique, nous présente ce projet ambitieux lauréat du Prix Fondation Flaubert 2019.

Bonjour Antoine. Ma première question sera la plus simple : pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour. Je suis enseignant-chercheur en science politique au Centre universitaire rouennais d’études juridiques (CUREJ), le laboratoire de droit et de science politique de l’Université de Rouen Normandie. Mes recherches portent globalement sur la place de la justice dans la lutte contre le terrorisme. Je travaille en ce moment plus particulièrement sur un projet de recherche financé par la Région Normandie intitulé “Justice et pénalité sous l’influence du terrorisme” (JUPITER). Projet que nous coordonnons avec Xavier de Larminat lui aussi enseignant-chercheur en science politique.

De quoi s’agit-il ?

La succession d’attentats sur le sol français depuis 2015 a conduit à l’instauration d’un État d’urgence qui a été constitutionnalisé fin 2017. En tant qu’observateur du droit et de ses évolutions, il nous a semblé nécessaire d’engager une réflexion approfondie et collective sur ces transformations de la justice pénale à l’épreuve de la violence terroriste contemporaine.

Le projet "JUPITER" réunit une équipe pluridisciplinaire de politistes, sociologues et historiens des Universités de Caen et de Rouen Normandie.

Nous avons pour cela réunit une équipe pluridisciplinaire de chercheuses et chercheurs issu(e)s de 3 laboratoires normands : des politistes du Centre universitaire rouennais d’études juridiques (CUREJ), des sociologues du Laboratoire des dynamiques sociales (DySoLab) et des historiens du laboratoire “Histoire, territoires et mémoires” (HisTéMé).

D’où vous vient cet intérêt pour le terrorisme ?

En fait, je ne m’intéresse pas tant au terrorisme, ou à ses auteurs, qu’à la façon dont les magistrats et les acteurs de la justice participent à la lutte contre ces violences politiques.

Le déclic est venu de mes études avec Xavier Crettiez et Isabelle Sommier, spécialistes de la violence terroriste, au cours de mes premières années de droit. Les choses se sont ensuite enchaînées. J’ai consacré ma thèse à ce sujet puis j’ai eu l’opportunité de partir en post-doctorat à Montréal pour étudier la dimension nord-américaine de la lutte contre le terrorisme.

À mon retour en France, en 2010, j’ai intégré le CUREJ qui m’a permis de poursuivre mes recherches et de développer de façon collective ce programme d’étude. Ainsi depuis début 2019, plusieurs post-doctorants ont été recrutés dont Virginie Sansico avec qui nous coordonnons plus spécifiquement la recherche sur les procès du terrorisme.

Vous parlez à la fois de terrorisme et de violence politique. Quelle différence faîtes-vous entre ces deux deux termes ?

La différence est subtile mais fondamentale. La première chose à faire lorsque l’on débute un projet de recherche est de prendre de la distance par rapport à son sujet, de le problématiser. C’est d’autant plus essentiel lorsque l’on s’intéresse à un sujet et à un terme tel que le terrorisme dont la puissance médiatique et politique emporte tout.

La démarche scientifique oblige cette prise de distance afin de ne pas prolonger les stéréotypes et de produire de nouvelles connaissances. Cela ne signifie pas bien sûr, et c’est essentiel de le dire, que nous sommes dans une idée de remise en cause ou de justification. Nous sommes là pour déconstruire afin d’expliquer ces phénomènes politiques.

La “violence politique” constitue un ensemble très vaste dont une partie est qualifiée de “terroriste”. Ce qui nous intéresse, c’est alors de comprendre comment s’est construite cette catégorie juridique et politique depuis la fin du 19ème siècle. Se détacher des multiples significations de ce terme est la clé pour pouvoir analyser et appréhender concrètement ses effets politiques et sociaux .

Et de l’émotion aussi ?

Il faut également réussir à la mettre à une certaine distance mais sans pour autant la mettre de côté dans un discours trop rationalisant.

L’un des premiers textes que j’ai pu étudier lors de ma formation en science politique s’intitulait “L’émotion en politique” de Philippe Braud (Ed. Presses de Science Po, 1996). Il est important de comprendre qu’il faut faire de cette émotion un objet d’analyse parce qu’elle est l’un des éléments qui construit la violence et ses effets.

C’est aussi le but que l’on essaye de produire chez nos publics. Si l’on considère que l’émotion n’existe pas, on ne cherche pas à faire de l’immersion.

Vous évoquez les publics. Pourquoi chercher à partager vos recherche avec eux ?

C’est l’un des objectifs essentiels de la recherche. Ce projet, au départ, est une démarche personnelle mais la science se construit de façon collective, dans l’échange. Avec nos pairs, bien sûr, mais aussi avec la société. La médiation scientifique nous ouvre cette voie et il existe, en Normandie, de nombreuses opportunités, comme le concours “Têtes chercheuses”. Parce qu’il faut être clair, on ne développerait pas ce type de projet sans l’appui de l’Université et de structures comme la Fondation Flaubert ou Le Dôme. Les chercheurs ont besoin de tels soutiens et de tels savoirs-faire pour diffuser et valoriser leurs travaux.

Votre projet s’inscrit dans la perspective du jugement des attentats de Charlie Hebdo prévu en 2020, et des suivants prévus en 2021. Vous pensez que les publics doivent être préparés à cet “évènement” ?

Ces procès vont sans aucun doute donner lieu à un emballement politico-médiatique et nous savons que les chercheurs ne vont pas avoir un temps de parole très important dans ces débats. On peut d’ailleurs se demander si nous pouvons avoir notre place dans ces moments saturés d’émotions et de déclarations provocantes. Par contre, c’est bien aux chercheurs de rendre la connaissance accessible ou, tout du moins, de fournir les outils pour y accéder.

Je n’aurais pas la prétention de dire : “Voilà les éléments qu’il faut intégrer au débat pendant les procès qui vont avoir lieu”. Néanmoins, j’aimerais que l’on puisse dire : “Voilà les moyens qui vous permettront au moment, avant ou après les procès de pouvoir accéder à des éléments de compréhension”. Non pas pour dire ce qu’il faut penser mais pour que chacun puisse comprendre et construire sa propre pensée.

Le coeur de votre projet de médiation est une exposition immersive et itinérante. Comment vous est venue cette idée ?

À l’origine, il y avait un projet d’étude et de documentaire sur le travail quotidien des magistrats de la lutte contre le terrorisme. Mais ce projet n’a pas pu être réalisé concrètement.

Je me suis alors intéressé au travail des dessinateurs et des journalistes judiciaires dont j’ai découvert toute la modernité. L’histoire de la justice se construit aussi au travers l’histoire de cette presse et de la façon dont elle relate ces instants et notamment depuis peu grâce aux médias sociaux. C’est ainsi que le projet est devenu un livre, “Chroniques d’un procès du terrorisme : l’affaire Merah” (Ed. La Martinière, 2019), co-rédigé avec deux journalistes, Charlotte Piret et Florence Sturm, et un dessinateur, Benoît Peyrucq, rencontrés sur les bancs des tribunaux.

Crédits : Benoît Peyrucq (DR)

Nous avons ensuite rencontré les étudiants et étudiantes du Master “Métiers de la culture” de l’Université de Rouen Normandie. Ce sont elles et eux (Hamza Arbasi, Anne-Sophie Charpy, Séverine Lardy et Brunissen Rigaud) qui ont eu l’idée de concevoir une exposition immersive après m’avoir accompagné à plusieurs audiences. Ils ont développé le projet, créer des maquettes. Nous avons beaucoup discuté. Les échanges ont duré 1 an afin de candidater au concours “Têtes chercheuses” pour nous donner les moyens de donner réalité à ce travail.

Les choses se sont passées ainsi, chaque nouvelle rencontre et chaque nouvelle étape ont été l’occasion d’affiner notre projet en y ajoutant de nouveaux éléments. Cela a été la même chose avec la journée de co-création animée par Le Dôme et la Fondation Flaubert.

Il faut effectivement préciser que votre travail ne se limite pas à une exposition…

Comme nous l’avons dit, notre mission est de rendre l’information accessible aux publics et, si possible, facilement. Cependant, nous n’avons pas tous les mêmes sensibilités, les mêmes centres d’intérêt ou les mêmes pratiques culturelles. Certaines personnes aiment visiter des expositions ou assister à des pièces de théâtre, d’autres écouter des podcasts ou regarder des capsules vidéo. Les revues académiques sont fondamentales pour la science mais nous devons aussi pouvoir toucher un public plus large grâce à de nouveaux supports tels que les bandes dessinées ou les romans graphiques, par exemple.

Il faut prendre en compte cette diversité et c’est ce que nous essayons de faire en mettant à disposition différents supports dans une sorte de “médiathèque” sur la justice et son traitement de la violence terroriste.

On pourra notamment y retrouver une exposition virtuelle...

On sait que l’on va toucher plus de publics avec une exposition virtuelle qu’avec une exposition physique. On a donc entamé un travail avec la plateforme “Criminocorpus” éditée par le Centre pour les humanités numériques et l’histoire de la justice (CLAMOR) afin d’adapter une partie de l’exposition pour qu’elle puisse intégrer son musée de la justice des crimes et des peines.

Il est également question de “simulations d’audience”...

Tous les citoyens et citoyennes devraient aller au moins une fois dans un tribunal assister à une audience. La scène judiciaire, le procès, est un média essentiel pour comprendre le fonctionnement de notre justice. C’est l’objet de ces simulations qui seront faites par des professionnels avec un public préparé à une telle scène.

C’est également le sens de notre travail sur les différents supports de la future exposition. On veut vraiment reconstituer l’atmosphère du moment judiciaire pour faire comprendre aux publics ces instants de justice.

L’ambition est grande. Comment allez-vous organiser votre travail ?

La première étape va consister à recueillir les ressources disponibles pour nous permettre d’immerger le visiteur dans l’exposition : dessins d’audience, jugements et procédures pénales, archives, podcasts, entretiens filmés, livetweets, articles de presse, …

Viendront ensuite les étapes de réalisation de l’exposition, de définition des méthodes d’animation et, enfin, la diffusion de l’exposition qui se fera sous forme numérique dès la fin 2019 puis sous sa forme physique dans les universités et dans les palais de justice de Normandie, voire au-delà, à partir de 2020.

D’ici là, nous allons également travailler avec les équipes enseignantes de deux lycées de Seine-Maritime (Val-de-Reuil et Rouen) pour construire un parcours de découverte de la scène d’audience et de la justice avec une visite de l’exposition, des rencontres avec des chercheurs et des jeux de rôle. Nous préparons également un colloque scientifique consacré aux procès du terrorisme d’aujourd’hui, et aussi d’hier, qui devrait se dérouler les 10 et 11 octobre prochains pendant la Fête de la Science. Ce colloque devrait réunir des chercheurs ainsi que des acteurs de la scène judiciaire tels que des juges, des avocats et des journalistes.

Bien. Merci pour cet échange. Nous vous donnons donc rendez-vous à la prochaine Fête de la Science et, d’ici là, je vous souhaite bon courage pour un été qui s’annonce très studieux !


Crédits : Université de Rouen Normandie (DR).


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